søndag 28. februar 2016

France et mythe de l'Etat nation

I. La France, l’Etat et la nation

En tant qu’entité juridique et politique, la France naît en 843 du partage de l’Empire constitué par Carolus magnus (Charlemagne dans les généalogies royales françaises, Karl der große, dans les généalogies impériales allemandes, Karel de grote pour les pays néerlandophones, chaque pays concerné le considérant comme un souverain national !).
En 840 était décédé Louis le pieux, fils de Carolus lui-même mort en 814, et, selon ce que l’on pourrait appeler les lois fondamentales franques qui avaient été appliquées depuis que Clovis avait pu stabiliser un pouvoir royal sur un territoire relativement déterminé, les terres de l’Empire devaient être partagées entre ses enfants mâles. 

Aux termes des dispositions qui avaient été prises du vivant de Louis le pieux, l’aîné, Lothaire, aurait dû recevoir la dignité impériale et l’administration directe d’un territoire allant du Benelux actuel à l’Italie. Ses frères puînés devaient recevoir des territoires à l’ouest et à l’est du Royaume de Lothaire, (c’est à dire la Lotharingie ou Lorraine). Ces territoires devaient former des royaumes dans lesquels ils auraient exercé des droits régaliens, Lothaire conservant cependant une prééminence en tant qu’empereur (système qui fut conservé pendant un millénaire dans ce qui devait s’appeler le Saint Empire romain germanique).
La rivalité entre les quatre frères aboutit à une guerre dont sortirent victorieux Louis le germanique et Charles le chauve. Ils dépossédèrent Pépin et réduisirent Lothaire. 
Le traité signé en 843 à Verdun est l’acte de naissance de la France. Celle-ci ne comporte pas la Bretagne qui n’a jamais fait partie de l’Empire de Charlemagne. En revanche, elle couvre les deux versants des Pyrénées. 

Ses frontières orientales sont un peu en retrait de la rive droite de la Saône et du Rhône, de la rive gauche de la Meuse et de l’Escaut. Toutefois, à la mort de Lothaire II, fils de Lothaire, Louis le germanique et Charles le chauve se partagent la Lotharingie et le traité de Mersen qui en résulte rapproche les frontières de la France du tracé des quatre cours d’eau de référence. Pendant plusieurs siècles, les frontières fixées par les traités de Verdun et de Mersen borneront la France et le Saint Empire.

Les considérations qui avaient présidé au partage ne reposaient pas du tout sur des critères ethniques. Le territoire qui allait devenir la France était à cet égard fort hétérogène. 
Au sud du Massif central, l'essentiel de la population était resté gallo-romain. La langue vulgaire était demeurée phonétiquement proche du latin. Elle allait donner naissance aux divers dialectes de langue d'oc linguistiquement étroitement apparentés au catalan et à l'italien.
La continuité y était aussi manifeste du point de vue juridique. A peu près l'ensemble de la France méridionale restera fidèle au droit romain jusqu'à la Révolution, avec, pour l'époque, un rare niveau d'homogénéité juridique sur un territoire relativement vaste.
Au nord, en revanche, ce qui avait constitué l'essentiel de l'ancien royaume de Neustrie du temps des Mérovingiens présentait un visage radicalement différent. La proportion de population d'origine germanique, Francs saliens, y était importante dès le Vème siècle. 

Ici, les Francs avaient fondé leurs propres villages, là, ils avaient pris le contrôle des cités gallo-romaines préexistantes. Il en résulta assez longtemps une situation de bilinguisme qui aboutit graduellement, dans le Bassin parisien, aux dialectes de langue d'oïl qui, sur une base romane, présentaient une forte influence phonétique et syntaxique du francique. Au cours du temps, cependant, la proportion de mots germaniques déclina graduellement. La tendance, artificielle, à la latinisation se renforça considérablement lorsque le francien devint langue officielle du Royaume en 1539. 
Par contre, au nord de l'ancienne voie romaine qui reliait le port de Boulogne à Cologne, la proportion très élevée des Francs dans la population avait conduit à la situation inverse. C'est le francique qui put s'imposer comme base linguistique avec de nombreux emprunts aux dialectes romans qui, assez tôt, s'éteignirent. C'est ainsi que, dans les provinces les plus méridionales de la France de l'époque, le Comté de Flandres et le Boulonnais, la langue vulgaire était fondamentalement germanique (dialectes néerlandais). 
Du point de vue juridique, l'hétérogénéité de la population s'était d'abord reflétée dans le régime de personnalité des lois, des règles différentes étant appliquées selon que le sujet était franc ou gallo-romain (un régime que la France connaîtra à nouveau plusieurs siècles plus tard dans certaines de ses colonies d'outre-mer). 
Puis, on assista ensuite à un émiettement du droit fondé désormais sur la coutume locale. A la veille de la Révolution, il y avait dans le nord de la France plus de deux cents systèmes juridiques coutumiers qui s'appliquaient dans des territoires ne couvrant généralement que quelques cantons actuels.
La conclusion qui s'impose est que le partage de 843 ne visait nullement à la constitution de "nations" de part et d'autre des quatre rivières, mais seulement à donner à Louis, à Charles et à leurs descendants des domaines sur lesquels asseoir leur fortune et leur puissance. 

De ce point de vue, il est clair que Charles n'avait pas eu la part du lion et que la conception d'ensemble du partage manifestait l'intention de donner une prééminence à Louis, empereur, sur l'ouest de l'Europe. 
Le tracé des frontières fixées à Verdun et à Mersen contraignait la France d'alors à s'appuyer sur sa façade atlantique selon un axe Bordeaux - Poitiers - Paris - Flandres. En effet, ses limites orientales, qui étaient en retrait du cours du Rhône en maints endroits, laissaient Lyon, et plus encore Marseille, en terre d'Empire, hors de portée. 
Il est assez remarquable que, jusqu'à la fin du Moyen-âge, la frontière de l'est sut contenir les ambitions territoriales des Capétiens aux dépens de l'Empire.

L'explication tient moins à leur désir de respecter le droit des gents qu'au fait que, lorsque Hugues Capet fut élu Roi de France par ses pairs en 987, il ne devint jamais que le faible suzerain de forts puissants vassaux, tels que le Comte de Toulouse, le Duc de Normandie et le Duc de Bourgogne.
En effet, en fonction de ce qu'étaient les communications à ce moment-là, il est clair que le sud-est du pays était relativement isolé par la barrière géographique constituée par le Massif central. Cela ne pouvait que renforcer les aspirations à l'indépendance du Comte de Toulouse. 
Au levant, la frontière orientale coupait l'ancien Royaume de Bourgogne en son milieu, avec, à l'ouest, un Duché vassal du Roi de France et, à l'est, une Comté sujette d'un pouvoir impérial lointain qui allait lui laisser de bonne heure les coudées franches. Inévitablement, la Maison de Bourgogne allait être tentée de reconstituer ce que la haute raison d'Etat avait arbitrairement scindé.
Quant à l'audacieuse Maison de Normandie, d'origine nordique, elle constitua à son profit le Royaume d'Angleterre après avoir écrasé, à partir de sa victoire d'Hastings en 1066, le Danelaw et ce qui subsistait de l'heptarchie anglo-saxonne. 

Le Roi de France allait désormais avoir un autre roi pour vassal, lequel sut tirer parti, quelques décennies plus tard, en la personne de Henry II Plantagenêts, de l'inconstance sentimentale du Roi de France Louis VII pour convoler en justes noces avec Alienor d'Aquitaine et, sans coup férir, réunir sous son autorité la moitié des provinces de la France d'alors et pratiquement toute sa façade maritime.
Il n’est donc pas surprenant que l’histoire de la France du Moyen-âge ait été dominée par les luttes intestines entre la Couronne et les grands feudataires.
Avec le Comte de Toulouse, ces rivalités culminent au début du XIIIème siècle à l’occasion de la croisade contre les Albigeois. Après l’extinction de la postérité mâle des Comtes, le Comté est annexé au domaine royal en 1271.
Le conflit avec les Ducs de Normandie, alias Rois d’Angleterre, prend également une tournure de plus en plus belliqueuse au XIIIème siècle à partir des confiscations de fiefs pour félonie prononcées par Philippe-Auguste jusqu’à l’embrasement de la guerre de cent ans.
C’est pendant celle-ci que s’aiguise l’antagonisme entre les Capétiens et la Maison de Bourgogne qui s’achève en 1477 à Nancy avec la mort du Duc Charles le téméraire et le démembrement de ses Etats entre France et Empire (Traité d’Arras).

La conquête de l'est
Le XIVème siècle constitue un grand tournant dans l’histoire de la Couronne de France et de l’Europe occidentale. La France commence une inexorable conquête de l’est qui va durer cinq siècles.
Les premières atteintes à la ligne Meuse-Saône-Rhône sont discrètes. Tout d’abord, la Couronne, au temps de Philippe IV de sinistre mémoire, tire prétexte de ses possessions sur la rive gauche de la Meuse pour soumettre le Comte de Bar (bientôt Duc) à des tracasseries qui tendent en fait à limiter sa souveraineté. Les pressions et les chantages occasionnés par le Barrois ”mouvant” dureront plus de deux siècles et demi.
Ensuite, la Couronne saisit l’occasion de troubles insurrectionnels dans l’ancienne capitale des Gaules pour investir Lyon et annexer le Lyonnais. Il est vrai que l’essentiel du territoire conquis se trouve sur la rive droite de la Saône et du Rhône. 
En 1349, les choses vraiment sérieuses commencent. Le dernier Prince du Dauphiné de Viennois, sans descendance vivante, endetté, vend ses Etats au Roi de France. Pour la première fois, les Rois de France vont exercer leur autorité sur un vaste territoire transrhodanien. L’Empire laisse faire, peut-être parce que son pouvoir a déjà été ébranlé par l’émancipation de Cantons suisses encore en ébullition. D’ailleurs, les formes sont préservées, c’est non pas le Roi lui-même mais l’héritier du trône qui portera dorénavant le titre de ”Dauphin”, à l’instar de la Couronne d’Angleterre où c’est l’héritier du trône qui est Prince de Galles. Ensuite, le Dauphiné de Viennois conserve des institutions séparées. Jusqu’à la Révolution, il constituera un ”pays d’Etat” et une ”province réputée étrangère”.

C’est à peu près dans les mêmes circonstances que la Provence échet aux Capétiens. Le dernier Comte souverain lègue le pays au Roi de France. Toutefois, tous les documents juridiques sont clairs. Le Roi de France n’exerce de pouvoir en Provence qu’en tant qu’il en est le Comte. Il s’agit de deux entités séparées. Selon notre terminologie de droit public contemporaine, nous dirions que France et Provence constituent deux Etats distincts gouvernés par un même souverain. Cette situation, qui existera à plusieurs époques dans plusieurs régions d’Europe (Union de Lublin du Royaume de Pologne et du Grand-duché de Lituanie de 1569 à 1772, Royaume de Grande-Bretagne et Royaume de Hanovre de 1714 à 1837, Royaume de Suède et de Norvège de 1814 à 1905, Royaume des Pays-Bas et Grand-duché de Luxembourg de 1814 à 1890, Empire d’Autriche et Royaume de Hongrie à partir de 1867 jusqu’en 1918) durera jusqu’à la Révolution.

La Bretagne vaut bien un mariage
A la fin du XVème siècle, l’Europe de l’ouest retient son souffle. L’Empereur, Maximilien d’Autriche, veuf de Marie de Bourgogne, la fille de Charles le téméraire, qui lui laisse la quasi-totalité du Benelux actuel et la Franche-Comté de Bourgogne, se marie par procuration avec Anne, Duchesse de Bretagne. Pour Charles VIII de France, cela revient à un encerclement de ses Etats par les Habsbourg. 
La Bretagne avait été moult fois envahie par son impétueux voisin, notamment au cours de la longue guerre dite de succession de Bretagne (13411-1364). Après qu’une armée française l’eut assiégée quatre mois à Rennes, Anne, sachant désormais à quoi s’en tenir, consentit à la rupture de son mariage par procureur. Le Pape Alexandre VI Borgia, celui-là même qui mourut en déversant par inadvertance sur sa main le poison qu’il préparait avec son neveu, se hâta d’accorder la dispense de consanguinité.
Le contrat de mariage, outre les dispositions patrimoniales d’usage, comportait des clauses de droit public qui en faisait, en fait, un traité entre deux Etats. Mais un chambranle de pierre trop bas, et surtout trop dur, du château d’Amboise allait tout remettre en question sept ans plus tard. Charles VIII étant mort sans postérité mâle, la Couronne revint à son cousin Louis d’Orléans. Très compréhensive, l’Eglise annula son mariage avec la soeur de feu Charles VIII, de manière à lui permettre d’épouser ... sa veuve.
D’un point de vue historique et juridique, le contrat de mariage entre Louis XII et Anne de Bretagne est plus intéressant que le précédent, puisqu’il aurait dû être le texte de référence pour les relations entre le Royaume de France et le Duché de Bretagne, désormais en union dynastique. En voici des extraits, dans une langue modernisée :
” ... Et si [Duchesse Anne] allait de vie à trépas avant le Roy très-Chrétien [Louis XII], sans laisser d’enfants, en ce cas, ledit Roy très-Chrétien jouira, seulement sa vie durant, desdits Duché de Bretagne et autres pays et seigneuries que ladite Dame tient à présent ; et après le décès du Roy très-Chrétien, les proches héritiers de ladite Dame succèderont auxdits Duché et seigneuries, sans que les autres Roys ni successeurs ne les en empêchent ou y mettent une condition quelconque. ...” Cette clause attestait que la Bretagne restait une entité indépendante de la France et que, éventuellement, l’union pouvait être dissoute faute de postérité.
Le contrat garantissait la pérennité des us, coutumes et lois propres du Duché :
”... C’est à savoir que, en ce qui touche la garde et la conduite dudit pays de Bretagne et de ses sujets en leurs droits, libertés, franchises, usages et coutumes, tant au fait de l’Eglise, de la Justice, comme de la Chancellerie, du Conseil, du Parlement, de la Chambre des Comptes, de la Trésorerie Générale, et les autres relatifs à la Noblesse et au commun peuple, afin qu’aucune loi ou constitution n’y soit faite, sauf en la manière accoutumée par les Roys et Ducs prédécesseurs de notre dite cousine la Duchesse de Bretagne, nous voulons, entendons, accordons et promettons de garder et d’entretenir ledit pays et nos sujets de Bretagne [le Roi parle en tant que Duc de Bretagne] en leurs dits droits et libertés, ainsi qu’ils en ont joui du temps des feus Ducs prédécesseurs de notre dite cousine.
Le Duché gardait sa souveraineté fiscale au travers de ses Etats, c’est à dire d’une assemblée relativement comparable à un parlement :
... quant aux impositions des fouages et autres subsides levés et cueillis audit pays de Bretagne, que les gens des Etats dudit pays soient convoqués et appelés dans la forme accoutumée.”
Le Duché maintenait sa souveraineté judiciaire et juridictionnelle :
... que les sujets de ce pays [le Duché] n’en soient tirés en première instance, ni autrement que de barre en barre et, en cas de ressort du Parlement de Bretagne [qui était la juridiction supérieure du Duché] et en déni de droit et dénégation de justice, en la matière accoutumée du temps des Ducs prédécesseurs de notre dite cousine ..
... pour que les matières de finances, de crimes et de bénéfices finissent au Parlement de Bretagne, sans qu’il en soit fait ailleurs ressort, ainsi qu’il a toujours été, nous, sur ce point, voulons, entendons, accordons et promettons de le faire ainsi et de maintenir la forme et la manière accoutumée d’ancienneté.
... pour qu’aucune exécution de mandements et autres exploits ne soient faits audit pays de Bretagne, qu’il soit convenu et accordé que les deux juges royaux et ducaux sur place en aient connaissance et qu’ils comparaissent sur les lieux pour en décider et y mettre fin ; nous voulons, entendons, accordons et promettons de la faire ainsi, suivant ce qui en sera avisé et conclu par les gens des trois Etats dudit pays de Bretagne. Il en sera fait ainsi qu’on a accoutumé d’ancienneté.
Le Duché conservait une large souveraineté militaire :
” ... que dans nos guerres que nous pourrions faire hors dudit pays de Bretagne, les Nobles de ce pays ne soient sujets à nous servir hors dudit pays, sauf en cas d’extrême nécessité, ou avec le consentement de notre dite cousine et des Etats dudit pays, nous le voulons ainsi, et nous entendons ne tirer lesdits Nobles hors dudit pays sans grande ni extrême nécessité.”
Même la souveraineté monétaire était préservée, dans une clause qui soulignait l’indépendance des deux Etats l’un de l’autre :
... pour ce qui est de nous nommer et intituler Duc de Bretagne dans les choses qui concerneront le fait dudit pays, et de continuer la monnaie d’or et d’argent sous le nom et titre de nous et de notre cousine ; nous, sur ce, voulons, entendons et accordons, et promettons de faire ainsi de sorte que les droits de la Couronne de France et du Duché de Bretagne seront gardés d’une part et d’autre ...
Enfin, le contrat prévoyait une procédure obligatoire de révision de ses clauses qui démontre bien qu’il s’agissait de ce que l’on appellerait aujourd’hui un traité international :
..., s’il advenait une bonne raison d’apporter des changements, particulièrement en augmentant, diminuant ou interprétant lesdits droits, coutumes, constitutions ou établissements, que ce soit fait par le Parlement et l’assemblée des Etats dudit pays, ainsi que cela s’est fait de tout temps, et qu’on n’agisse pas autrement. Nous voulons et entendons que cela se fasse ainsi, avec l’assentiment des gens des trois Etats dudit pays de Bretagne.
Mais, en cette affaire, les Valois qui n’avaient pu accéder au trône de France en 1328 qu’en opposant au petit-fils de Philippe IV par Isabelle de France, le Roi d’Angleterre Edward III, une ”loi salique” de circonstance, risquaient fort de tomber dans la fosse qu’ils avaient eux-mêmes creusée. En effet, Louis XII n’eut aucune postérité mâle, de sorte que la Couronne de France devait aller à une autre branche, en l’occurrence son neveu François d’Angoulême. En revanche, la Couronne ducale revenait de droit à sa fille Claude de France.
Qu’à cela ne tienne, François se hâta d’épouser sa cousine germaine, puis, par des pressions que l’on imagine fortes, d’en obtenir un don viager, puis un don perpétuel du Duché de Bretagne.
Mais François Ier voulait plus, l’annexion pure et simple du Duché. Il usa pour cela de deux métaux, l’or et le fer. L’or pour corrompre des membres des Etats de manière qu’ils aillent au devant de ses désirs et sollicitent eux-mêmes le rattachement du Duché à la Couronne de France. Le fer pour intimider par la présence de troupes ceux qui auraient pu avoir le front de s’opposer à ses implacables ambitions. 

Ce fut chose faite à Vannes le 6 août 1532 selon les modalités suivantes :
- le Dauphin était reconnu comme Duc propriétaire du Duché. Toutes les clauses contraires étaient révoquées ou abolies, notamment celles du contrat de mariage de Louis XII et Anne ;

- la Bretagne était unie et jointe à perpétuité à la France ;

- les privilèges du pays seraient gardés et maintenus.

L’Edit de Vannes constituait cependant un acte de droit international public en ce qu’il scellait l’union de deux Etats jusqu’alors distincts et le respect de ses dispositions conditionnait certainement la pérennité de ladite union.
Voici une partie du texte, modernisé, que François Ier avait signé :
”... nous confirmons, louons, ratifions et approuvons tous et chacun lesdits privilèges, exemptions, franchises et libertés à eux octroyés et concédés, comme il est dit, par nos dits prédécesseurs Ducs de Bretagne, et dont ils ont toujours joui en chacun desdits Etats, et pareillement au fait et administration de la Justice, villes, lieux et communautés de ces pays et Duché, voulant qu’ils en jouissent dorénavant et par la suite perpétuellement et toujours, ainsi et dans la forme et de la manière qu’ils ont antérieurement bien et dûment fait, jouissent et usent encore à présent, réservé toutefois ce que les gens mêmes desdits Etats nous pourrons requérir être réformé ou changé pour le bien, profit et utilité dudit pays ...
En d’autres termes, comme dans le contrat de mariage de Louis XII et d’Anne, seuls les Etats avaient compétence pour valider une modification des termes de l’union de la France et de la Bretagne.

La conquête de l'est redouble de violence
Puis le grignotage des terres impériales continue ses progrès. A partir du milieu du XVIème siècle, la France occupe les évêchés indépendants de Metz, de Verdun et de Toul (dits ”les trois évêchés”) avant de les annexer purement et simplement au siècle suivant à l’issue de la guerre de trente ans.
Au XVIIème siècle, les conquêtes françaises s’opèrent dans des conditions d’une brutalité insoutenable.
C’est tout d’abord l’Alsace conquise graduellement à partir de la barbarissime guerre de trente ans et du Traité de Westphalie (1648) jusqu’à l’annexion de Strasbourg (1680). Mulhouse restera cependant dans la mouvance de la Confédération helvétique jusqu’à la Révolution.
L’annexion du sud du Duché de Luxembourg en 1659 a été précédée pendant une vingtaine d’années d’opérations de dépopulation d’une brutalité inouïe. Sur une profondeur d’une trentaine de kilomètres, toute la population civile est passée au fil de l’épée, non sans subir au préalable les pires outrages. Les biens sont pillés, les édifices ruinés, les archives brûlées, les récoltes détruites. La peste et la famine ont raison de ceux qui sont parvenus à échapper au glaive. 
C’est alors que reculent les dialectes germaniques dans les actuels départements de Meurthe et Moselle et de Moselle face aux dialectes romans, dans la mesure où les communautés villageoises franciques anéanties seront remplacées après l’annexion par des colons francophones. Ainsi s’explique que de nombreux bourgs et villages mosellans aux noms typiquement luxembourgeois aient basculé de l’autre côté de la frontière linguistique : Hagondange, Mondelange, Guenange, Erzange, Nilvange, Hayange. Que le français soit la langue maternelle tant dans le village de Audun le Roman que, à une dizaine de kilomètres, dans celui de Audun le Tiche (en luxembourgeois ”Däitsch Otten”), se passe de commentaire.
Et que l’on songe que, à l’époque, le Royaume très chrétien était gouverné par des ecclésiastiques, le cardinal de Richelieu puis le cardinal Mazarin !
La méthode ayant démontré son efficacité, à défaut de sa conformité avec les Saintes Ecritures, elle sera appliquée avec autant d’application que de succès à la Franche Comté de Bourgogne qui est ravagée de fond en comble quand Louis XIV en prend définitivement possession en 1676.
Grâce au Ciel, le rattachement à la Couronne du Duché de Lorraine en 1766, à la mort du Duc Stanislas, ex-Roi de Pologne, et beau-père de Louis XV, se fera sans effusion de sang.
Pour autant, tant la Bretagne que les pays transmeusans et transrhodaniens conserveront jusqu’à la Révolution leur droit et leurs coutumes, leurs institutions, le cas échéant leur langue. Ils constitueront des ”provinces réputées étrangères”. 
A cet égard, la carte reproduite ci-dessous est explicite. A la veille de la Révolution, ce n’est que peu ou prou le territoire de l’ancienne Neustrie qui est ressenti comme la France effective. La ”nation” française, c’était seulement cela.












Lorsque, confrontée à une redoutable crise financière, la Royauté convoque les Etats généraux pour le 1er mai 1789, il faut bien comprendre que les députés ont un mandat spécial : consentir aux nouvelles recettes qui pourraient permettre de sauver l'Etat de la banqueroute. Les députés n'avaient aucun mandat les autorisant à décider de réformes institutionnelles dans les ordres ou les provinces dont ils étaient issus.
 
Pour bien comprendre l'énormité de l'illégalité qui s'est produite la fameuse nuit du 4 août 1789 où, dans une exaltation fébrile, des députés sans mandats ont renoncé à des droits et privilèges dont personne ne leur avait donné la disposition, il suffirait d'imaginer que les députés au Parlement européen se missent à décider de la dissolution de la France et des autres Etats membres, de la suppression de leur constitution, de la disparition de leur ordre juridique. La chose ne paraît-elle pas absurde et risible ? Eh bien, ce n'est rien d'autre qui s'est produit le 4 août 1789.
Le 3 novembre, l'Assemblée nationale ajournait sine die les parlements. Le 5 novembre 1789, elle supprimait les Etats de Bretagne. Pourtant, comme on l'a vu plus haut, eux seuls avaient qualité et compétence pour consentir à des modifications des termes de l'union de la France et de la Bretagne.
A juste titre, le parlement de Rennes refusa d'enregistrer le décret de l'Assemblée. Sommé par celle-ci de comparaître, son président déclara avec ses collègues le 8 janvier 1790 :
"Les magistrats bretons ne devaient pas faire enregistrer des lois qui détruisaient les anciennes franchises de la province, droits au maintien desquels leur serment les obligeait à veiller. Pour que le Parlement de Bretagne pût se croire autorisé à enregistrer, sans le consentement des Etats, les lois qui sanctionnent les décrets de cette assemblée, il faudrait que la province eût renoncé à ses franchises. Or, n'a-t-on pas vu nos pères défendre à toutes les époques les droits inviolables du pays [c'est à dire le Duché de Bretagne] ? Les deux ordres réunis à Saint Brieuc n'enjoignaient-ils pas naguère à leurs députés de s'opposer à toute atteinte que l'on pourrait porter aux prérogatives de la Bretagne ? Les deux tiers des communes de la province se sont exprimées plus explicitement encore dans leurs cahiers. Or, ces cahiers, nous ne craignons pas de le dire, fixent immuablement les limites de votre autorité, jusqu'à ce que les Etats de Bretagne, légalement assemblés, aient renoncé expressément au droit de consentir aux lois nouvelles."
A cette argumentation juridique aussi correcte, qu'irréfutable et courageuse, l'Assemblée répondit avec la brutalité du fanatisme par la voix du député Le Chapelier, celui-là même qui prépara une loi liberticide qui devait interdire pendant un siècle le droit de fonder corporation, syndicat ou association en France :
"C'est à la fois insulter la nation et fronder le voeu du peuple que de demander la convocation des anciens Etats de Bretagne. Ignore-t-on que ces Etats étaient composés de neuf cents nobles, évêques et prêtres, tandis que quarante deux hommes représentaient deux millions d'habitants sous le nom modeste, et l'on peut dire presque avili, de Tiers-état ? Vous ne voyez devant vous que des magistrats nobles défendant des nobles pour opprimer le peuple."
A une époque où l'expression "perdre la tête" passait rapidement du sens figuré au sens propre, il y eut peu de voix dans l'Assemblée pour donner raison au droit et à la justice. L'intervention du député et abbé Maury le même jour n'en est que plus méritoire, de sorte qu'on lui pardonnera ses quelques édulcorations de la réalité historique, sans doute inspirées par le souci de pacifier les esprits :
"Le fait que vous allez examiner dans ce moment est extrêmement simple. Onze magistrats qui formaient la Chambre des vacations de Rennes ont refusé, après l'expiration de leurs pouvoirs, d'enregistrer les lettres patentes rendues sur votre décret du 3 novembre pour protéger indéfiniment leur commission et les vacances du Parlement. Ce refus vous est dénoncé comme un crime de lèse-nation. Je n'ai l'honneur d'être ni Breton, ni magistrat ; mais, revêtu du caractère de représentant de la nation, je dirai la vérité avec tout le courage du patriotisme. J'invoquerai la justice en faveur de ces mêmes sénateurs qui, après en avoir été si longtemps les fidèles ministres, semblent menacés aujourd'hui d'en devenir les victimes. Je considèrerai cette grande question sous trois rapports : relativement à la province de Bretagne dont j'approfondirai les droits ; relativement à la conduite des magistrats qui formaient la Chambre des vacations à Rennes, dont je discuterai les motifs ; relativement enfin aux divers décrets qui vous sont proposés dont je développerai les conséquences.
Un principe fondamental qu'il ne faudra jamais perdre de vue dans cette cause, et qui n'est même pas contesté, c'est que la province de Bretagne jouit, par sa constitution, du droit de consentir dans ses Etats la loi, l'impôt et tous les changements relatifs à l'administration de la justice : cette belle prérogative est la condition littérale et dirimante de la réunion de ce Duché à la Couronne de France.
Ce principe étant généralement reconnu dans cette assemblée, j'observe, d'abord, messieurs, que la différence du droit public qui régit plusieurs de nos provinces, n'est point particulier à l'organisation de la France. Depuis qu'un petit nombre de familles s'est partagé la souveraineté de l'Europe, les grands Etats se sont successivement étendus, et à des conditions toujours inégales, par des alliances, par des successions, par des traités ou par des conquêtes. Nous ne connaissons aucune puissance du premier ordre dont les sujets sont soumis à des lois uniformes. L'Irlande et l'Ecosse ne jouissent pas des mêmes droits que l'Angleterre. L'Autriche, la Hongrie et la Bohème diffèrent autant par la législation que par la langue des peuples qui les habitent. Je n'étends pas plus loin cette énumération qu'il me suffit de vous indiquer. Je remarque seulement que, quelque désirable que soit l'unité de gouvernement, aucune monarchie en Europe n'a pu parvenir encore à cette identité de droit public dans toutes ses provinces.
Mais cette différence de prérogatives ne doit pas exciter plus de jalousie entre les provinces que l'inégalité de fortunes entre les citoyens. L'intérêt commun est que la justice soit respectée. Tous les droits particuliers reposent sous la sauvegarde de la foi publique. Ce sont des barrières élevées contre le despotisme, qu'il faut accoutumer à s'arrêter devant les contrats qui le repoussent, pour l'avertir souvent que le pouvoir a ses limites. Il a besoin que ces conventions toujours réclamées lui rappellent que les peuples ont des droits, et c'est ainsi que les privilèges particuliers d'une province deviennent le bouclier de tout un royaume.
Les prérogatives de la Bretagne n'ont par conséquent rien d'odieux pour la nation française, si elles émanent d'une convention libre et inviolable. Cette convention que M. le Comte de Mirabeau a paru dédaigner avec tant de hauteur, comme l'une de ces fables de l'antiquité que des législateurs doivent reléguer philosophiquement dans la poussière des bibliothèques, cette convention, Messieurs, n'est pas éloignée de nous de plus de deux siècles et demi.
Je ne dirai donc pas, comme cet orateur, que la Bretagne mériterait d'être écoutée si elle produisait des titres anciens comme le temps et sacrés comme la nature, parce qu'en parlant ainsi je ne dirais rien ; mais je vais tâcher de prouver que la Bretagne a des droits aussi anciens que la monarchie et aussi sacrés que les contrats ; et si je démontre qu'en vertu de ces droits on ne peut faire aucun changement dans l'administration de la justice en Bretagne sans le consentement des Etats de cette province, je n'aurai pas sans doute la gloire de vous avoir proposé un système philosophique, mais je croirai avoir bien raisonné en prenant la défense des magistrats bretons.
L'Armorique ou la Bretagne fut démembrée de la monarchie française dès la première race de nos rois. Les habitants de cette province qui, sous le nom de Celtes, luttèrent glorieusement contre César et balancèrent la puissance des légions romaines, furent toujours soumis à des souverains particuliers. Ces princes eurent pour suzerains les Rois de France et même les Ducs de Normandie ; mais ils exercèrent toujours une souveraineté immédiate sur les Bretons. Pour illustrer cette vassalité, les monarques français érigèrent, dans le treizième siècle, en duché-pairie cette grande province qui forme aujourd'hui la douzième partie de la population du Royaume ; et elle continua d'être indépendante de la nation française sous l'empire des Ducs de Bretagne.
La réunion de la Bretagne à la France avait été, pendant plusieurs siècles, le grand objet de la politique de nos Rois. Le dernier Duc de Bretagne, François II, étant mort sans enfants mâles, Anne de Bretagne, sa fille unique et son héritière, était déjà fiancée à l'Empereur Maximilien, mais le Roi Charles VIII parvint à faire rompre ce projet de mariage et épousa lui-même Anne de Bretagne en 1491.
Je ne m'arrête point dans ce moment aux clauses de ce contrat de mariage. On le cite souvent comme la véritable origine des privilèges de la Bretagne ; mais nous verrons bientôt que les droits de cette province sont fondés sur un contrat plus récent, dans lequel les Bretons eux-mêmes ont transigé avec le représentant souverain de la nation française.
Charles VIII qui, pour épouser Anne de Bretagne, avait renvoyé Marguerite, fille de l'Empereur Maximilien, quoiqu'elle eût déjà porté le titre de Dauphine, mourut sans postérité à l'âge de vingt-sept ans.
... Pour assurer la réunion de cette grande province à la Couronne, le successeur de Charles VIII, le bon père du peuple Louis XII, épousa Anne de Bretagne lorsqu'il eut fait déclarer nul son mariage avec Jeanne de Valois, qu'il avait épousée depuis vingt ans et qui, après son divorce, alla fonder les Annonciades à Bourges.
Louis XII n'eut de son mariage avec Anne de Bretagne que deux filles, Madame Claude et Madame Renée de France. La loi salique n'ayant jamais été admise en Bretagne, les filles héritaient de ce Duché comme des autres grands fiefs du Royaume. Ce fut pour en prévenir une seconde fois le démembrement que Louis XII fit épouser sa fille Claude au Duc d'Angoulême, son héritier présomptif.
Ce dernier prince, devenu si célèbre sous le nom de François Ier, eut deux enfants mâles de son mariage avec la fille de Louis XII. L'aîné de ces princes, Henri II, était appelé par droit de primogéniture au trône de France, et le cadet, Duc d'Angoulême, devait hériter du Duché souverain de Bretagne, en vertu du contrat de mariage d'Anne, son aïeule, avec Louis XII.
La France, alarmée de ce nouveau démembrement de la Bretagne dont elle ne voyait plus le terme, pressa François Ier de consommer, par un contrat synallagmatique et irrévocable, la réunion de cette province à la Couronne. Pressé par les voeux de tout son peuple, François Ier alla tenir lui-même les Etats de Bretagne à Vannes en 1532. Ces Etats de Bretagne, dont on trouve aujourd'hui l'organisation si vicieuse, conclurent le traité au nom de tout le peuple breton : les deux nations transigèrent ensemble. La Bretagne fut unie à jamais à la Couronne de France ; et le contrat qui en renferme les conditions a été ratifié, depuis cette époque, de deux ans en deux ans, par tous les successeurs de François Ier jusqu'en 1789.
C'est l'exécution littérale de ce traité de Vannes en 1532 que réclament les Bretons [cela n'a guère changé !]. Il n'y a plus rien de sacré parmi les hommes si un pareil titre n'est pas respecté. La propriété individuelle de chaque citoyen, fondée sur l'autorité des contrats, n'a point d'autre base que les droits de cette province, qu'on appelle si improprement ses privilèges. Le peuple breton n'en jouit qu'à titre onéreux puisqu'il ne se les a assurés qu'en renonçant à la plus belle de toutes les prérogatives, je veux dire au droit d'avoir son souverain particulier. J'avertis les membres de l'Assemblée nationale, qui nous parlent avec dédain des franchises de la Bretagne, que s'ils veulent nous réfuter, c'est à ce raisonnement surtout que nous les invitons, ou plutôt que nous les défions de répondre jamais.
Le danger du démembrement prévu par François Ier était plus réel qu'il ne se l'imaginait lui-même. Outre la séparation de la Bretagne, qui était annoncée par la succession collatérale de son fils cadet, cette province aurait été dévolue ensuite à d'autres princes qui en seraient devenus les héritiers naturels. Car la loi salique, je le répète, n'a jamais été admise en Bretagne : la représentation même y a toujours eu lieu ; et, par conséquent, les filles pouvaient en hériter comme la Reine Anne elle-même. Or, Messieurs, la branche masculine des Valois fut éteinte à la mort de Henri III en 1589 ; mais la postérité féminine des Valois existe encore aujourd'hui dans les maisons de Lorraine et de Savoie, qui régneraient en Bretagne sans l'exclusion du traité de Vannes en 1532.
Tous les engagements des contrats sont réciproques. Il est donc démontré, et je ne crains pas de le publier en présence des représentants de la nation française, que la Bretagne est libre, et que nous n'avons plus aucun droit sur cette province si nous ne voulons pas remplir fidèlement les conditions du traité qui l'a réunie à la Couronne.
Cette conséquence découle de tous les principes sur lesquels l'ordre social est établi, et vous voudrez bien ne pas oublier, Messieurs, que l'une des clauses de ce contrat porte formellement que la Bretagne aura un Parlement, une chancellerie, une Chambre des comptes, et qu'il ne sera fait aucun changement à l'administration de la justice dans cette province sans le consentement de ses Etats.
... Le Roi le plus conquérant qui ait gouverné la France aurait repoussé avec indignation le lâche conseil de violer envers ses propres sujets la foi tutélaire des traités. Louis XIV, dont l'âme fière et haute ne cédait pas aisément aux contradictions, Louis XIV, animé par le sentiment le plus dominant du coeur humain, par l'amour paternel, conserva jusque dans la tendresse pour son fils le Comte de Toulouse, le respect qu'il devait à la constitution de la Bretagne. Ce monarque, aussi calomnié depuis sa mort qu'il avait été flatté pendant sa vie, voulut nommer le Comte de Toulouse grand amiral de France. On lui représenta que les provinces maritimes du Royaume avaient été dépouillées du droit de conserver un amiral particulier, mais que la Bretagne n'avait jamais renoncé à cette prérogative. Louis XIV, qui savait régner sur les Français, écarta toutes ces discussions délicates sur l'autorité royale, et il concilia tous les intérêts en unissant à perpétuité, en 1695, la grande amirauté de France au gouvernement de Bretagne.
Cet hommage rendu par Louis le grand aux droits de la Bretagne nous avertit, Messieurs, des égards que nous devons à la constitution de cette province. Tout est singulier dans sa coutume, dans ses franchises, dans son administration, dans ses tribunaux. La Commission intermédiaire des Etats y a pris la défense des magistrats toutes les fois que l'autorité a entrepris des innovations dans l'ordre juridique. Dans nos autres provinces, la constitution est confiée à la garde des Parlements, au lieu qu'en Bretagne, le Parlement est sous la protection immédiate de la constitution bretonne. Ce Parlement constitutionnel n'enregistre jamais les impôts qu'après le consentement des Etats.
... Lorsque, dans la fameuse nuit du 4 août dernier, les représentants des provinces ont souscrit à l'abrogation de leurs privilèges, les soixante-dix députés de la Bretagne nous ont déclaré qu'ils étaient sans mission et sans pouvoirs pour faire un pareil sacrifice au nom de leurs commettants. Ils nous ont promis de les solliciter et nous ont annoncé l'espérance de l'obtenir ; mais la défense que vous avez faite aux provinces de s'assembler n'a pas encore permis à la Bretagne de délibérer sur cette renonciation. Inutilement prétendrait-on remplacer ce voeu d'une province par les adresses des villes qui adhèrent à tous nos décrets. Qui ne sait, Messieurs, que ces signatures souvent mendiées ou extorquées, ou même contraintes, n'ont aucune force dirimante pour anéantir un contrat ?
... Non, l'unanimité de ces voeux individuels ne saurait jamais former un voeu collectif, parce que les contrats doivent être révoqués de la même manière qu'ils ont été sanctionnés. Ce principe de droit public nous indique le degré d'autorité de toutes les adresses que nous recevons des provinces. C'est donc avec les Etats constitutionnels de la Bretagne que nous devons traiter la grande question des droits qui appartiennent à cette province. Quand je dis les Etats de Bretagne, Messieurs, je n'oublie point toutes les plaintes qui se sont élevées contre leur organisation. Déjà cette assemblée a déclaré elle-même qu'elle consentirait à une répartition d'impôts plus égale, mais on ne peut pas en innover le mode par provision. Il est de toute justice d'améliorer la composition de ces Etats ; comme il est de toute évidence que c'est avec les Etats qu'il faut en concerter la réforme, et transiger sur les droits constitutionnels que la France a stipulés avec les Bretons.
... A l'époque de la convocation des Etats généraux, tous les cahiers du clergé et des communes de Bretagne demandent unanimement la conservation des droits, franchises et privilèges de la province. Les mandats qui n'énoncent à cet égard que des réserves constitutionnelles, et par conséquent inattaquables, sont tellement impératifs ou plutôt tellement résolutoires, que les Bretons déclarent ne vouloir se soumettre à aucune décision de l'Assemblée nationale, à moins que nos décrets n'aient été librement adoptés par les Etats particuliers de la province. Ce n'est qu'à cette condition que la Bretagne nous a envoyé des députés, en se réservant ses franchises que la nation française n'a pas le droit, et par conséquent le pouvoir de lui enlever ..."
Cet exposé aussi brillant que juste se développe encore longuement au point qu'il serait fastidieux de le reproduire en totalité, quoiqu'il soit hautement instructif de le lire intégralement.
Je cite cependant encore un extrait, dont le caractère prophétique en ce début de 1790 ne peut qu'édifier et émouvoir :
"L'accusateur des magistrats de Rennes, confondant leur cause avec les intérêts de la noblesse et du clergé, menace toutes ces classes de citoyens d'une prescription inévitable, et le peuple compte enfin les individus, prend conseil de sa force, décrète des meurtres par un scrutin épuratoire, et cesse de faire grâce de la vie aux aristocrates qu'il peut massacrer impunément. Ah! ne vous enveloppez plus, dirais-je aux instigateurs des fureurs populaires, si je pouvais leur faire entendre ma voix jusqu'au fond de nos provinces les plus lointaines, ne vous enveloppez plus de toutes ces hypothèses oratoires qui ne sont que des proscriptions mal déguisées ; prêchez hautement, si vous l'osez, l'insurrection et le carnage ; dites que vos arguments ne seront désormais que des poignards ; mais cessez de nous menacer de ces lâches assassinats dont les Français sont incapables ; et renoncez enfin à nous intimider par de coupables prédictions qui nous prouvent le désespoir de votre cause, et l'impression que fait sur vous la terreur. L'homme vertueux ne compte pas ses ennemis, il compte ses devoirs, il suit l'impulsion de ses principes et marche à la mort avec intrépidité."
Si cette voix sage avait été écoutée, la France républicaine ne porterait pas la tache indélébile de l'écrasement haineux des Chouans, quelques années plus tard.
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Ainsi donc, la Révolution avait commencé d'entrée de jeu par dissoudre les petites nations qui, au cours des siècles, avaient été rattachées de plus ou moins bon gré à la Couronne de France dans un ensemble uniformisé qui allait désormais opiniâtrement nier leur personnalité propre.

Mais la disparition juridique des provinces réputées étrangères n'était qu'une étape. Les révolutionnaires voulaient aussi la disparition des particularismes humains qui ne manqueraient pas de perenniser l'existence ethnique desdites nations. Aussi la Révolution commença-t-elle une entreprise d'éradication des langues dites aujourd'hui "régionales" que les Républiques successives poursuivirent avec constance, selon des méthodes qui en disent long sur l'origine ténébreuse du projet.
La guerre de la France aux langues traditionnellement parlées dans les petites nations voisines est déclarée par la voix d'un député ecclésiastique, l'Abbé Grégoire, dans son rapport haineux, presque paranoïaque, à la Convention du 30 juillet 1793 :
"...C'est avec le bas-breton, cet instrument barbare de leurs pensées superstitieuses que les prêtres et les intriguants les tiennent [les habitants des campagnes] sous leur empire, dirigent leurs consciences et empêchent les citoyens de connaître les lois et d'aimer la République. Le fédéralisme et la superstition parlent bas-breton ; l'émigration et la haine de la République parlent allemand, la contre-révolution parle l'italien et le fanatisme parle le basque. Brisons ces instruments de dommage et d'erreur ..."
Bien d'autres passages de ce texte fondateur de la politique linguistique de la nouvelle France jacobine sont de la même veine :
"...Il n'y a qu'environ quinze départements de l'intérieur où la langue française soit exclusivement parlée. Encore y éprouve-t-elle des altérations sensibles, soit dans la prononciation, soit dans l'emploi de termes impropres et surannés ... Nous n'avons plus de provinces et nous avons encore trente patois qui en rappellent les noms ... On peut assurer sans exagérations qu'au moins six millions de Français, surtout dans les campagnes, ignorent la langue nationale ; qu'un nombre égal est à peu près incapable de soutenir une conversation suivie ; qu'en dernier résultat, le nombre de ceux qui la parlent purement n'excède pas trois millions ; ... Ainsi, avec trente patois différents, nous sommes encore, pour le langage, à la Tour de Babel, tandis que, pour la liberté, nous formons l'avant-garde des nations... C'est surtout vers nos frontières que les dialectes, communs aux peuples des limites opposées, établissent avec nos ennemis des relations dangereuses, tandis que, dans l'étendue de la République, tant de jargons font autant de barrières qui gênent les mouvements du commerce et atténuent les relations sociales. Par l'influence respective des moeurs sur le langage , du langage sur les moeurs, ils empêchent l'amalgame politique et d'un seul peuple en font trente ... Tout ce qu'on vient de lire appelle la conclusion que, pour extirper tous les préjugés, développer toutes les vérités, tous les talents, toutes les vertus, fondre tous les citoyens dans la masse nationale, simplifier le mécanisme et faciliter le jeu de la machine politique, il faut identité de langage ... En avouant l'utilité d'anéantir les patois, quelques personnes en contestent la possibilité : elles se fondent sur la ténacité du peuple dans ses usages ... Je crois avoir établi que l'unité d'idiome est une partie intégrante de la révolution ; et dès lors, plus on m'opposera de difficultés, plus on me prouvera la nécessité d'opposer des moyens pour les combattre...Le 14 janvier 1790, l'Assemblée constituante ordonna de traduire ses décrets en dialectes vulgaires. Le tyran n'eut garde de faire une chose qu'il croyait utile à la liberté. Au commencement de la session, la Convention nationale s'occupa du même objet. Cependant j'observerai que, si cette traduction est utile, il est un terme où cette mesure doit cesser ; car ce serait prolonger l'existence des dialectes que nous voulons proscrire, et s'il faut en faire usage, que ce soit pour exhorter le peuple à les abandonner.
Le député Barère reprit quelques temps plus tard le flambeau et composa un rapport d'une égale virulence :
"... Je commence par le bas-breton, Il est parlé exclusivement dans la presque totalité des départements du Morbihan, du Finistère, des Côtes du Nord [erreur, il n'y était parlé que dans la moitié occidentale], une partie d'Ille et Vilaine [autre erreur, il n'y était point parlé] et dans une grande partie de la Loire inférieure. Là, l'ignorance perpétue le joug imposé par les prêtres et les nobles ; là, les citoyens naissent et meurent dans l'erreur : ils ignorent s'il existe encore des lois nouvelles. Les habitants des campagnes n'entendent que le bas-breton ; c'est avec cet instrument barbare de leurs pensées superstitieuses que les prêtres et les intrigants les tiennent sous leur empire, dirigent leurs consciences et empêchent les citoyens de connaître les lois et d'aimer le République ... Dans les départements du Haut et du Bas-Rhin, qui a donc appelé , de concert avec les traîtres, le Prussien et l'Autrichien sur nos frontières envahies ? N'est-ce pas l'habitant des campagnes qui parle la même langue que nos ennemis, et qui se croit ainsi bien plus leur frère et leur concitoyen que le frère et le concitoyen des Français, qui lui parlent une autre langue et qui ont d'autres habitudes ? ... Vers une autre extrémité de la République est un peuple neuf quoiqu'antique ... je veux parler du peuple basque ... Mais ils ont des prêtres et les prêtres se servent de leur idiome pour les fanatiser ; mais ils ignorent la langue française et la langue des lois de la République. Il faut donc qu'ils l'apprennent ... Un autre département mérite d'attirer vos regards, c'est le département de Corse ... Trop voisins de l'Italie, que pouvaient-ils en recevoir ? Des prêtres, des indulgences, des adresses séditieuses, des mouvements fanatiques. Pascal Paoli, Anglais par reconnaissance, dissimulé par habitude, faible par son âge, Italien par principe, sacerdotal par besoin, se sert puissamment de la langue italienne pour pervertir l'esprit public, pour égarer le peuple, pour grossir son parti ; il se sert surtout de l'ignorance des habitants de Corse qui ne soupçonnent pas même l'existence des lois françaises, parce qu'elles sont dans une langue qu'ils n'entendent pas. Il est vrai qu'on traduit depuis quelques mois notre législation en italien ; mais ne vaut-il pas mieux y établir des instituteurs de notre langue, que des traducteurs d'une langue étrangère ? ...
Ce voeu-là, les révolutionnaires durent attendre près d'un siècle pour qu'il commence à devenir réalité. Et, en effet, à partir de l'introduction de l'enseignement public obligatoire au début de la IIIème République, jusqu'à l'immédiat après-guerre, en sept décennies, des coups mortels purent être portés à des langues qui avaient toutes été parlées en leur terroir au moins depuis un millénaire et même, dans le cas du basque, depuis plusieurs millénaires. Quelles méthodes avaient été employées pour obtenir aussi vite un résultat à ce point radical ?
Les autorités françaises ne s'y sont pas pris avec la brutalité des tsars interdisant vainement toute expression publique du polonais et du lituanien au temps de l'Empire. L'oppression ouverte a renforcé la fierté des peuples brimés et les a indissolublement attachés à leur langue, qui sont aujourd'hui solidement établies dans les nations dont elles véhiculent l'âme.
Non, le jacobinisme français a joué beaucoup plus finement et bien plus insidieusement. Contrairement aux tsars, il est parvenu à donner honte aux peuples de France de leurs langues traditionnelles.
Pour ce faire, il a généralement concentré son action sur les enfants en intervenant dès la première classe de l'école publique.
Ainsi, le système du symbole a été appliqué pendant plusieurs décennies en Bretagne. Le symbole consistait en un objet infamant, de nature à dévaloriser l'enfant auquel il était assigné aux yeux de ses camarades. C'était le plus souvent une représentation d'une pomme de terre, d'un sabot, d'un pantin en costume traditionnel, d'un cochon ou d'un morceau de bois grossier. 
La règle était aussi simple que perverse. Le premier enfant qui était surpris à parler breton était contraint de porter l'objet autour du cou, exposé à la raillerie et au mépris de ses camarades, jusqu'à ce que l'un d'entre eux laisse échapper à son tour un mot dans l'idiome celtique. Et celui qui avait gardé le symbole autour du cou jusqu'à la fin de la journée recevait en prime une punition. Il faisait donc particulièrement attention à la première occasion de dénoncer un camarade.
Qui s'étonnera que cette ténébreuse méthode ait produit des générations fort taciturnes de Bretons ? Que l'on imagine la tension intérieure d'enfants de 6 ans auxquels on inculque la peur de parler leur propre langue maternelle ! Combien ces gens ont été très profondément, très injustement blessés ! Et le symbole était aussi lourd du clair message que portaient les objets qu'il représentait. Le breton est une langue de croquants, une langue de cochons, une langue de "patates".

Cette action redoutablement efficace était complétée par des mesures visant à mettre un joug de honte également sur les adultes. La campagne d'affichage "parler français, c'est chic" en Alsace, dans les années qui ont suivi la fin de la première guerre mondiale, en est une bonne illustration. Chacun pouvait en déduire que parler alsacien ou haut-allemand était gauche et lourd. Quel argument étonnamment condescendant dans un pays qui affiche un attachement à l'égalité comme l'un des trois principes fondamentaux de son ordre social !
En Bretagne, c'était les commandements "défense de cracher par terre et de parler breton" en différents lieux publics qui donnaient aux bretonnants la mesure du peu d'estime porté à leur langue ...
Heureusement que les Canadiens anglophones n'ont pas traité ainsi les Québecois, ni les Flamands, désormais majoritaires en Belgique, les Wallons ...

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